Comment l’éco-anxiété m’a rendue accro à Mad Men

Il y a des choses qui ne changent pas. Le chômeur peut errer des heures dans son appartement, passant du fauteuil au lit, et du lit au placard de la cuisine. Il peut être possédé par un bref élan de motivation qui le conduit à sa table de travail, avant de tout interrompre pour s’acquitter d’une mission importante (arroser la plante du balcon). Mais une chose a changé : depuis l’arrivée de Netflix, le chômeur n’est plus seul. Il vit en compagnie des personnages des séries qu’il regarde, à un rythme plus ou moins effréné.

Kidnappée par une série de 92 épisodes

Toi-même tu sais : en nous immergeant dans leur univers bien plus longtemps qu’un film, les séries font plus que nous divertir, elles nous kidnappent. Quand on est au chômage, la débauche de temps engendre facilement la débauche d’épisodes, surtout quand ils s’enchaînent sans même qu’on ait besoin de contracter les abdos pour re-cliquer sur la flèche (sournoiserie suprême des développeurs).

Ton amie chômeuse est en train de s’avaler les sept saisons de Mad Men, série qui s’est achevée en 2015. Je suis comme ça, ami lecteur, à la pointe de l’actu. Il fallait bien être au chômage pour venir à bout des quatre-vingt douze épisodes (je l’écris en toutes lettres pour que l’on saisisse à quel point c’est beaucoup). Crois-bien que je ne ménage pas mes efforts, j’y vais à raison de deux ou trois épisodes par jour, je ne lâche rien. Et ce n’est pas sans conséquence.

Le matin, en beurrant ses tartines, ton amie chômeuse pense à Betty Draper et à son problème de poids qui lui mine le moral. Quand mon mec demande où est rangée la planche à découper, je siffle entre mes dents : « Eh bah voyons, on dirait Don », je suis bouleversée par la mort de Martin Luther King, je vis dans un no man’s land psychiatrique, entre Paris et le New-York des années 60.

Pendant ma première période de chômage (2008-2010), je regardais déjà Mad Men. Je galérais un peu pour voir les épisodes en streaming, parfois l’image se figeait et il fallait attendre 60 minutes avant de poursuivre. J’ai arrêté quand j’ai repris une activité salariée. Quasiment dix ans plus tard, j’y suis retournée comme dans une niche familière et chaleureuse. Je me laisse bercer par la lenteur de l’intrigue, je somnole dans le canapé où les creatives de l’agence s’affalent pour inventer leurs slogans. Je suis bien.

Et pourtant, c’est glauque. L’action se déroule entre 1960 et 1970 chez les WASP new-yorkais, dans une société extraordinairement sclérosée. Les protagonistes baignent dans une abondance stérile, ils n’entendent pas le grondement sourd des Noirs qui se battent pour leurs droits, à peine perçoivent-ils quelques échos du Vietnam. Les hommes jouent aux petits coqs pour tromper l’ennui et leurs épouses ; les femmes, enfermées dans le confort moderne de leur espace domestique, implosent en silence. Les décors sont superbes, les robes et les coiffures sont merveilleuses, mais il faudrait vraiment être attaquée du bulbe pour considérer la vie des personnages comme enviable.

En vacances du 21ème siècle

Alors quoi ? Comment expliquer que je me glisse dans mon lit avec mon ordinateur avec autant de gourmandise ? Où mon esprit tordu trouve-t-il du réconfort à se lover dans les histoires déprimantes d’une bande de pubards ? Je me suis livrée à un exercice d’introspection (je te rappelle que je n’ai que ça à foutre).

Mad Men décrit une époque où l’expression « réchauffement climatique » n’existait pas. Quel délice de voir la famille Draper secouer la nappe du pique-nique et abandonner les canettes de Coca dans l’herbe, puis remonter dans la voiture le cœur léger. Quelle tranquillité d’esprit pour ces femmes, si déconsidérées, si enferrées dans leur statut subalterne qu’elles peuvent consacrer leur temps à gentiment devenir folles. A l’époque des Mad Men, le bonheur était encore à portée de main, il suffisait d’avoir de quoi se le payer. Je prends plaisir à me laisser enfumer par les vapeurs du capitalisme triomphant, comme si les angoisses de ces individus du 20ème siècle me reposaient de celle de vivre au 21ème siècle.

J’ai trouvé un rouge à lèvres qui ressemble beaucoup à celui de Joan Harris ; cet achat m’a prodigué au moins sept minutes de vraie joie. Que vais-je devenir quand j’aurai vu le 92ème épisode ? Je vais peut-être passer à Downtown abbey.

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2 commentaires

  1. Il est beau que ce qui freine une plume sache lui donner un nouvel élan…
    Bonne année.

  2. Merci pour cet article, le sort des femmes m’a également marqué dans cette série culte, que j’ai aussi avalée au détriment de mes soirées. Le spot que vous avez choisi est incroyable, il illustre parfaitement ce capitalisme triomphant.

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