Épisode 1 : La république du Larbinat

Nous sommes dix, huit adultes et deux enfants de moins de trois ans, confinés dans une maison au milieu des bois. Ton amie chômeuse raconte son expérience communautaire.

La table de ravitaillement

Samedi 14 mars 2020

Je tente de rester discrète, car bien sûr j’ai compris que c’était la fin des haricots – une expression de ma grand-mère, qui sait de quoi elle parle puisqu’elle a connu l’Occupation. Mais je dois confesser que le confinement vient chatouiller une envie profonde, un péché mignon jamais assouvi jusque-là : j’ai toujours rêvé de vivre en communauté.

Sauf que je suis née vingt ans trop tard. Personne, parmi mes amis, ne partage mon enthousiasme pour les tables de ferme, les buanderies collectives et la gestion d’une caisse commune. Bonne nouvelle : grâce au Corona virus, ils n’ont plus vraiment le choix et du coup, ils sont partants.

Je suis propriétaire d’une maison au milieu des bois, privilège rarissime parmi les trentenaires parisiens. J’y étais lorsqu’Emmanuel Macron a annoncé la fermeture des crèches et écoles. Un couple d’amis m’a téléphoné : « Si on reste dans notre appartement de 50 m2 avec notre fils, on n’a plus qu’à trouver un revolver et se foutre en l’air ». Ils ont été les premiers à me rejoindre. Dès les premières heures du weekend, les SMS de sollicitation sont arrivés en rafale – en temps normal, les habitués des lieux se comptent sur les doigts d’une main. Il a fallu attendre 37 ans, mais je suis enfin la fille la plus populaire de l’école.

Sauf que très vite, il est devenu évident que nous allions devoir refuser l’accès à certains : nous ne disposons que de quatre chambres.

« C’est dans quel film, déjà, que tout le monde veut monter à bord du vaisseau qui quitte la Terre ? »

Les histoires de fin du monde que nous avons avalées pendant des années jettent leur éclairage maladroit sur ce que nous vivons. Au point que, personnellement, j’ai parfois du mal à percuter sur la réalité de la situation. J’ai vu des pillages de supermarché dans le film Arrival, des allocutions solennelles de personnages politiques dans Years and years, des bunkers remplis de boîtes de conserve dans La route. C’est par Kate Winslet dans Contagion que je sais qu’on touche notre visage au moins 2 000 fois par jour. Dois-je me préparer à mettre mon utérus au service d’un mâle reproducteur quand il s’agira de repeupler la planète, comme dans Ravage ?

En attendant, nous essayons de rationnaliser les critères de sélection. L’idéal serait d’avoir parmi nous un médecin et un survivaliste capable de planter un légume. Nous réalisons vite que nous n’en connaissons pas. Nous savons à peine distinguer les espèces animales les unes des autres, j’apprends à mon fils de deux ans qu’il existe des « petits oiseaux » et des « gros oiseaux ». J’espère que la transmission de la culture accumulée par l’humanité pourra compter sur des individus plus érudits.

A défaut, nous retenons deux qualités essentielles pour rejoindre notre communauté : 1- être prêts à rester aussi longtemps que nécessaire, et 2- être accompagnés d’un nombre d’enfant compris entre 0 et 1.

Dimanche 15 mars

Nous étions ce soir dix, quatre couples et deux enfants, à nous retrouver autour de la table du dîner. Les conversations portent toutes sur le virus. Ceux dont la famille vit à l’étranger sont particulièrement anxieux. Et nous ne savons pas encore si l’un d’entre nous est porteur du virus.

« – Si d’ici cinq jours, personne n’a de fièvre, on peut se dire que c’est bon, non ?
– Mais si on va au Super U faire des courses, on peut le choper là-bas, ça remet les compteurs à zéro.
– Et si on se disait qu’après 21H, on déconnecte nos téléphones et on parle d’autre chose ?
 »

Après le dîner, nous décidons de jeter les bases de notre organisation. Dissimulant mal mon excitation, je sors les notes que j’ai déjà soigneusement consignées depuis 24 heures. Nous tombons tous d’accord sur le fait qu’il faut nous répartir les corvées : la cuisine et le ménage. Les enfants ont été sortis de la liste. Non pour des raisons éthiques, mais parce que les génies qui se sont abstenus de se reproduire n’ont pas à subir les conséquences de nos pulsions conformistes. Certains d’entre eux ont néanmoins déclaré qu’ils étaient prêts à donner un coup de main, proposition reçue avec des larmes d’émotion par les quatre parents.

« Par couple, c’est le plus simple, non ? »

Pour le reste, il a été statué qu’il fallait travailler en binôme. « On a qu’à faire ça par couple, c’est le plus simple », a suggéré la plus jeune d’entre nous. Acquiescement général. J’ai argué que nous étions tous des couples hétérosexuels en cours de transition féministe. Statistiquement, la question des tâches domestiques était donc un sujet d’embrouille pour 95% d’entre nous – à vue de nez. N’était-il pas plus sage, au contraire, de séparer les couples, plutôt que de risquer un divorce en plein confinement ? Triste révélation : personne d’autre que moi n’était effrayé par cette hypothèse.

Deuxième débat : comment organiser les rotations ? L’équipe cuisine d’un jour devait-elle également s’occuper du ménage ? Fallait-il afficher un tableau géant pour que chacun sache ce qu’il doit faire dans la journée ?
« – On n’a même pas de grande feuille blanche.
– On aura qu’à en scotcher plusieurs !
 »
Notre inventivité était débridée.

Après vingt minutes de discussion qui glissait doucement vers l’usine à gaz, notre communauté a vécu sa première épiphanie démocratique : à l’unanimité, nous avons instauré « le jour larbin ». Un jour sur quatre, le binôme en charge s’occupera de toutes les tâches, de la cuisine au ménage, en passant par la vaisselle et le récurage des chiottes. Accueillie par des hourras, cette idée a même suscité quelques velléités compétitrices : ne fallait-il pas voter, à l’issue des quatre jours, pour le meilleur couple larbin ? Tant que l’énergie d’organiser des concours idiots subsiste, l’espoir demeure.


Cette chronique a été publiée sur le site de L’Express avant d’être reprise ici. C’est aussi le cas de l’épisode 2. Et à partir du 3, ce sera de l’inédit.

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1 commentaire

  1. bonjour,
    j’attends la suite avec un certains plaisir, mellé de curiosité, peut être un petit soupçon de voyeurisme, la situation que vous vivez constitue un joli sujet pour une pièce de théâtre, ou un roman, les deux sans doute,
    bonne journée pleine d’inédit et de drôlerie

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