Nous sommes dix, huit adultes et deux enfants de moins de trois ans, confinés dans une maison au milieu des bois. Ton amie chômeuse raconte son expérience communautaire.
Samedi 21 mars
Comme certainement beaucoup d’entre nous, notre communauté a estimé que le confinement était une occasion de nous cultiver. Le Lièvre, érudit en chef, a été chargé de la programmation du soir ; je crains qu’il démissionne vite de sa fonction. Le premier film, Arrival, a provoqué deux endormissements précoces. Le second, Princesse Mononoké, a été unanimement jugé interminable. En attendant que nous trouvions notre chemin sur la route de la connaissance du 7ème art, je puise dans mes références personnelles.
Dans Y a-t-il un pilote dans l’avion ?, l’hôtesse de l’air annonce que les commandes de navigation ne répondent plus et que l’avion n’arrive pas à changer de cap. Les passagers s’agitent mollement, certains demandent des précisions. Un homme se lève :
« – Mademoiselle, êtes-vous sûre de nous dire absolument toute la vérité ?
– Pas exactement. Il n’y a plus une goutte de café dans cette avion. »
Tout le monde se met à hurler, la cabine se transforme en pugilat.
Voilà exactement ce qui nous guette ; non à propos du café, dont nous avons encore une dizaine de paquets entassés dans le garde-manger, mais à propos de l’alcool.
Les courses géantes du Canard et du Lièvre n’y ont pas suffi, nos réserves se tarissent. La question est de savoir si nous organisons une nouvelle expédition au Super U, quitte à risquer de nous exposer au virus. Ou si nous limitons notre consommation, puisque chacun d’entre nous l’affirme haut et fort avec force hochements de tête : « D’habitude, je ne bois jamais la semaine. Ja-mais. »
Un indice donne la mesure de la gravité du sujet, c’est la première fois, depuis que nous sommes là, que nous organisons une prise de parole à tour de rôle. Le repas est terminé, les larbins sont autorisés à rester quelques minutes avec nous pour s’exprimer eux aussi. « Je pense que c’est à cause de l’effet de groupe », « Moi je crois que nous sommes anxieux, et que ça nous fait du bien de boire un coup le soir », « J’en profite pour dire que j’ai un petit stock de Lexomil que je mets à la disposition de la communauté ».
Jusque-là, nous n’avions exprimé nos angoisses qu’en couple, dans le secret de nos chambres respectives ; jamais à voix haute devant la collectivité. L’atmosphère se charge d’une densité nouvelle. Nous découvrons ce soir-là que, comme le virus, l’angoisse est contagieuse. « De toutes façons, on va aussi arriver au bout des légumes », note le Lion en montant se coucher. « Et du papier toilette », ajoute le Chien.
Lundi 23 mars
Ceux d’entre nous qui sont salariés s’isolent plusieurs heures par jour dans leur chambre, où nous avons installé des tables – plus ou moins adaptées, le Lièvre et le Cygne ont écopé d’une table de jardin en fer rouillé- qui font office de bureau. L’inconfort, pourtant, est le cadet de leurs soucis. La ligne de téléphone fixe est grésillante et inutilisable. Le wifi, surtout, a toutes les peines du monde à arriver jusqu’à nous – c’est que nous sommes vraiment au milieu des bois, il ne s’agit pas d’une métaphore. Ainsi, la Perruche et le Lièvre, qui subissent des « conf calls » quotidiens, doivent-ils inaugurer leur réunion par un cri à la cantonade : « Tout le monde coupe son wifi s’il vous plait ! ».
Pour ne pas provoquer de nouvelle panique, je n’ai dit à personne qu’il y a quelques mois à peine, il n’y en avait pas du tout, du wifi. C’est au prix de négociations interminables avec Orange que j’ai obtenu, très récemment, une réparation des câbles qui arrivent jusqu’à nous ; ils étaient endommagés depuis les tempêtes qui ont ravagé la région il y a deux ans.
La relève de l’oppression patriarcale
Seuls les enfants semblent prendre leur pied sans une once d’inquiétude, heureux comme tout d’avoir six nouveaux adultes à qui faire admirer leurs acrobaties. A les observer, je me dis deux choses : 1- Heureusement qu’ils sont petits et qu’ils ne doivent pas compter sur leurs parents pour leur faire l’école à la maison. J’en veux pour preuve cette réponse minable à la requête de mon fils, qui réclamait qu’on lui dessine une grenouille.
2- Je ne suis pas certaine, hélas, que le patriarcat s’éteindra avec eux. Mon fils, évoquant la Perruche et faisant fi de sa relation amoureuse avec le Canard, à déclaré en la pointant du doigt : « C’est à moi ».
Le fils du Lion et du Paon, âgé de six mois de plus, est allé un cran plus loin. Alors qu’une session de yoga s’improvisait sur la terrasse entre la Perruche (encore elle) et le Cygne, il a demandé à sa mère de s’éloigner, l’accompagnant dans la maison et fermant soigneusement la porte derrière elle. Il voulait lui épargner le spectacle de son manège de séduction. Devant les deux filles, le voilà retirant tous ses vêtements à la vitesse de l’éclair. A poil, l’enfant s’est mis à effectuer une série de « Chiens tête en bas » destinés à les impressionner, n’hésitant pas à agiter sa couche sous leur nez.
« J’ai fabriqué un mini Harvey Weinstein », soupire sa mère.
L’épisode 2, « Attribution des porte-couteaux », est en ligne ici.