Épisode 9 : La disparition

Nous sommes dix, huit adultes et deux enfants de moins de trois ans, confinés dans une maison au milieu des bois. Ton amie chômeuse raconte son expérience communautaire.

Dimanche 3 mai

Je l’avais dit. Je l’avais dit ou pas ? Que ça allait mal finir, cette idiote frénésie sportive ? Aveuglés par leur propre sueur, mes camarades n’ont rien voulu voir des multiples signaux qui les avertissaient de l’imminence de la sanction.

Le Cygne, épuisée par le cumul d’un footing, d’une séance de yoga et d’un cours d’aérobic d’une grande violence, a dormi dix-huit heures d’affilée. Le Chien a fait une chute spectaculaire en courant dans les bois, il y a laissé l’ongle d’un orteil. Le Canard s’est fait mal au dos en voulant impressionner la Perruche : « C’était la traction de trop », a-t-il reconnu en boitant. Le Paon souffre d’un torticolis ; quand on l’appelle, il pivote désormais tout le torse, comme Eric Zemmour. Mais c’est sur le Lièvre, pourtant plus raisonnable que les autres, que s’est abattu le courroux de l’Univers.

Parti courir avec les autres enragés, le Lièvre a décidé à mi-parcours qu’il avait eu sa dose, merci bien, et qu’il retournait se poser à côté de la cheminée et jouer au backgammon comme les gens normaux. Une discussion s’engage avec le reste du groupe. Le Paon indique un chemin qui, selon lui, permettra au Lièvre de regagner la maison au plus vite. Le Lion s’oppose vivement à ce plan : « C’est une forêt, tu vas te perdre !». Comme dans un film d’horreur, le Lièvre répond : « J’espère pas, parce que je n’ai pas mon portable », et il détale.

Assise auprès du feu mais sans backgammon, j’ai assisté au retour des coureurs, rougeauds et haletants. Retirant ses chaussures (ses « runnings », comme ils disent), le Cygne se tourne vers moi :
« Le Lièvre est là-haut ? ».
C’était donc à moi que revenait d’annoncer la terrible nouvelle.
« Le Lièvre n’est pas revenu ».

Après deux heures, il était clair que le Lièvre n’avait emprunté aucun des chemins qui mènent à la maison. Le Paon a sorti un papier et un stylo pour élaborer un plan de sauvetage.


« – Ça, c’est l’Étang vieux. Là, c’est la grande souche, et là, c’est le ruisseau du poisson mort. Tu vois, Chien ?
– Attends, où sont les vaches blanches ?
– Juste là, après la ferme de l’Allemand.
– Oui oui, je vois. »


Pas moi. Je ne comprends pas un traître mot de ce qu’ils disent. Je me sens exactement comme quand je m’arrête à un carrefour pour demander mon chemin, et que je passe les trois minutes qui suivent à opiner du chef alors que j’ai décroché à la deuxième seconde. En l’occurrence, peu importe, puisqu’il est décidé que je resterai à la maison avec les enfants pendant que les autres partent en voiture – gloire à Eric, qui a enfin réparé celle du Lièvre- ou à pieds à travers champs.

Le poisson mort

20H, la lumière commence à décliner. Je couche les enfants, et je commence à baliser légèrement. J’imagine déjà ma conversation avec la gendarmerie. « Il était parti runner, monsieur l’agent. Oui, nous sommes Parisiens… Comment ? Si je suis certaine qu’il ne s’agit pas d’une fugue après deux mois passés à dix dans une maison isolée de tout ? Eh bien, je ne peux pas l’affirmer, mais sa dernière prière était plutôt joyeuse… ».

Tandis que je raconte n’importe quoi aux enfants (« Mais non, il n’est pas perdu, il est aux toilettes. Voilà. Aller, dodo. »), j’entends la porte-fenêtre s’ouvrir au rez-de-chaussée. Je me penche au-dessus de l’escalier :
« Y a quelqu’un ? »
La voix du Lièvre :
« Ben oui, y a quelqu’un. »

Impossible de résumer les mille péripéties vécues par le Lièvre pendant ces quatre heures où il était perdu. Sans doute, d’ailleurs, ne nous a-t-il pas tout raconté, lui qui était à deux doigts de commencer une nouvelle vie dans une maison en ruines, près d’un lac asséché. Nous savons seulement que le Lièvre a rencontré son animal totem, un lièvre donc, mais qu’il l’a perdu de vue aussitôt. Nous savons également que tel Moïse, armé d’un bâton, il a essayé de traverser une mer d’orties. Il était en short, il a fait demi-tour (« C’est pour ça qu’il s’est perdu », analyse le Paon).
– Et là, rapporte le Lièvre en ménageant son suspense, qu’est-ce que je vois qui me barre la route ?
– Un bulldozer ?
– Non, un animal.
– Un ragondin ?
– Non.
– Un coucou ?
– Non (le Lièvre s’impatiente). Un cerf !
– Un chevreuil, donc, je corrige.
– Non, un CERF ! hurle le Lièvre. Avec des bois et un cri de cerf !
– Un brame.
– Un brame ! Il m’a bramé dessus !
– Et qu’est-ce que tu as fait ?
– J’ai fait des bruits avec ma langue pour l’amadouer, mais après je me suis dit qu’il allait me prendre pour une grenouille.
– Logique, concède le Canard.
– Je suis parti dans l’autre sens. C’est quand même un animal sauvage, j’ai préféré être prudent.
– Quoi, tu lui as tourné le dos ? s’exclame le Cygne. Il ne faut jamais faire ça !
– C’est pas quand on voit un ours, qu’il ne faut pas lui tourner le dos ? s’enquiert la Perruche.
– En tout cas, j’ai bien cru que tu allais faire foirer mon repas ! a dit le Chien, qui était aux fourneaux pour la première fois depuis le début du confinement.

Ce soir-là, nous avons abondamment secoué la tête en répétant « quelle aventure », et le Canard a ouvert une troisième bouteille de vin pour nous remettre « de toutes ces émotions ».

« Si la date de levée de confinement est maintenue, nous partons dans une semaine », a remarqué la Perruche.

Il y a eu un blanc. Le temps est un drôle de truc ; ça ne fait que deux mois que nous vivons ensemble et déjà le souvenir de la vie parisienne est un peu flou. La perspective de la fin de l’expérience fait souffler un vent de nostalgie anticipée dans le salon.

– Il faut qu’on se dépêche de faire tout ce qu’on n’a pas encore fait, note le Lion, songeuse.
– La procession ! s’exclame la Perruche, deux bras en l’air.

Allons bon.

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