Épisode 7 : Les autres

Nous sommes dix, huit adultes et deux enfants de moins de trois ans, confinés dans une maison au milieu des bois. Ton amie chômeuse raconte son expérience communautaire.

Mercredi 15 avril

Le confinement au milieu des bois a ses avantages et ses inconvénients. En dehors de nous dix, nous ne voyons personne. Ni en vrai ni par écran interposé, la 3G étant quasi-inexistante et le wifi catastrophique. Nos peu de contacts avec l’extérieur nous rendent friands de la moindre anecdote, même quand l’enjeu narratif est à peu près nul.

Quiconque rencontre un être humain hors de la communauté doit livrer les détails de son interaction au reste du groupe, c’est la règle. C’est ainsi que nous étions pendus aux lèvres du Paon qui racontait comment un agent municipal lui a indiqué qu’il ne respectait pas le sens de circulation du marché. « C’est tout ? Il n’y a pas de chute ? », a demandé le Canard. « Non, c’est tout », a reconnu le Paon en baissant la tête.

J’ai moi-même mobilisé l’attention générale pour rapporter les propos de la boulangère : « J’ai tendance à parler plus fort avec ce masque sur la bouche : c’est idiot, j’ai l’impression qu’on ne m’entend pas ! ». Le Lion, charitable, a émis un petit rire.

Sauf qu’on oublie souvent de les rapporter, en réalité

Le Canard s’en est mieux sorti. Le boucher lui aurait dit qu’il y a une pénurie de boîtes d’œufs, parce qu’elles sont fabriquées (« Devinez où ? Hein ? Devinez ? ») en Chine ! Ça nous a tenu tout le déjeuner. Et depuis, on garde toutes les boîtes d’œufs pour les rapporter aux valeureux producteurs.

Dans ce contexte de sociabilité assez pauvre, c’est peu dire que l’amitié naissante entre le Lièvre et un autochtone a fait jaser la communauté.

Depuis le 13 mars, la voiture du Lièvre et du Cygne est en panne. Dans un ultime effort, elle a conduit ses maîtres jusqu’à leur destination de confinement, avant de rendre son dernier souffle. Depuis, rien à faire, elle ne démarre plus. C’est ainsi que le Lièvre a fait la connaissance d’Eric.

Eric est agriculteur, mais aussi mécanicien à ses heures perdues. La voiture étant manifestement mal en point, il est venu plusieurs fois, taillant la bavette avec le Lièvre pendant qu’il trifouillait le moteur. Depuis quelques jours, le Lièvre a commencé à recevoir des coups de fil. « C’est Lui », dit-il en s’éloignant pour prendre l’appel, prétendument parce qu’il capte mieux au fond du jardin. Nous avons ricané (« Han, la bromance ! »), mais nous crevons de jalousie.

Vendredi 17 avril

A l’aube de notre sixième semaine de vie ensemble, nous n’en revenons pas de la bonne entente qui règne au sein de la communauté. Les seuls moments où l’atmosphère se charge un tant soit peu d’électricité sont ceux où nous parlons d’argent.

Certains s’inquiètent du fait que nous en dépensons de plus en plus, d’autres s’en foutent éperdument ; chacun fait part de sa position dans le respect des autres, s’excusant de demander pardon et insistant sur le fait que bien sûr il ne vise personne en particulier, pas même le Canard qui a acheté quarante asperges au prétexte que « c’est la saison ». C’est tellement bienveillant que ça en serait presque chiant. Quelqu’un a suggéré que l’on se dise tout ce que l’on déteste chez les autres, histoire de s’engueuler vraiment, pour voir. Prudente, la Perruche a proposé qu’on réserve cette activité au dernier soir du confinement.

A défaut d’un pugilat général, nous nous contentons d’embrouilles de couples. Le protocole est le même pour tous : les deux individus engagés dans une histoire d’amour quittent le groupe discrètement. Certains marchent autour de l’étang, d’autres font escale au potager ou dans la forêt. Quand nous sommes hors de portée des oreilles des autres, nous nous mettons à hausser le ton et à faire des moulinets avec les bras. Puis, nous revenons nous asseoir gentiment pour la prière.

Voilà peut-être le secret de notre précieuse concorde : nous sommes coincés ici, il n’y a qu’une seule voiture en état de marche.

Le Lièvre, disant adieu à sa voiture

Samedi 18 avril

De jour en jour, nous en apprenons davantage sur Eric ; il se passionne pour les motos et il y va doucement sur la bière parce qu’il est au régime. Ce soir, n’y tenant plus, le Lion a explosé : « Je veux qu’on invite Eric à boire l’apéro ! ».
Le Lièvre : « Tu n’y penses pas ! Et les gestes barrières ? Et la distanciation sociale ? »
Le Chien : « Et toi, tu la respectes la distanciation, quand vous riez ensemble en changeant les bougies ? »
Le Cygne : « Pourquoi tu ne veux pas nous le présenter ? Quelle est la nature de ta relation avec Eric, au juste ? »
La Perruche : « On pourra l’asseoir ici, à 1,50m de nous ! Et on ramassera sa bière avec des gants ! »
Le Lièvre : « Mais puisque je vous dis qu’il ne boit pas de bière, il est au régime ! ».

De guerre lasse, le Lièvre a cédé. Il va devoir partager Eric avec nous.

Dimanche 19 avril

En plus du larbinat et des prières bi-quotidiennes, la communauté s’astreint désormais à un nouveau rituel. Tous les matins à 9H15, nous nous retrouvons sur la terrasse pour suivre les instructions d’une application de sport appelée « Seven minutes ». Tous ensemble et au rythme des coups de sifflet de notre coach virtuel, nous levons les genoux et enchaînons les pompes. Combien, parmi nous, espèrent attirer l’œil d’Eric avec nos cuisses galbées et nos abdos bien dessinés ?

Mardi 21 avril

Eric est venu, c’était merveilleux. Il a même fait une entorse à son régime pour trinquer avec nous. Il nous a appris qu’il possède un drone qu’il utilise pour survoler ses champs de colza ; les images lui permettent de savoir où les animaux sauvages ont fait des dégâts. Le Lièvre a crâné en prétendant qu’il avait vu deux cerfs (c’était des chevreuils). Eric nous a raconté sa récente confrontation avec un marcassin qui s’est jeté sous les roues de son tracteur. Il a voulu le prendre en photo, mais il faisait trop noir. C’était la meilleure anecdote que nous ayons entendu depuis des semaines.

Le soir, le Paon a dédié sa prière à Eric.

Mercredi 22 avril

L’attraction du jour était placée sous le signe du caca. Poussés par le devoir et par l’odeur nauséabonde, nous avons ouvert le couvercle de la fosse septique. Et immédiatement après, nous avons téléphoné au service de vidange. Quelques heures plus tard débarquait dans le jardin un camion de taille monumentale.

Agglutinés autour du tuyau aspirateur et fidèles à notre habitude, nous avons pressé le monsieur de questions. J’ai demandé ce qu’il allait faire de « tout ça », il a dit qu’il allait le déverser dans ses champs.
« C’est pas vrai ?! », me suis-je écriée, émerveillée que l’upcycling de nos merdes puisse ainsi servir le miracle de la vie sur Terre. Il a douché mon enthousiasme.
« Mais ce n’est pas un très bon engrais. »
Bon.
« Et ça va, vous, le confinement ? », s’est enquis le Chien.
« Ça va, il faut juste composer avec les Parisiens qui ont envahi la région ».

Il n’y a guère qu’Eric qui nous accepte tels que nous sommes.

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1 commentaire

  1. Toujours un plaisir de te lire et d’ avoir de vos news !
    Bises à la communauté et à mon vieux mat
    Gil Etch

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