Camarade, je fais très attention à ne jamais faire l’inventaire exhaustif de toutes les frustrations auxquelles je suis confrontée dans la sphère domestique. Très. Parce que je sais bien que si je le fais, je risque de prendre un aller simple pour le Costa Rica.
Ce serait dommage, je ne parle même pas espagnol.
Mais là comme c’est Noël et que mon passeport est périmé, je m’autorise une toute petite liste, comme ça au débotté :
– les chaussures déposées devant le placard destiné à cet usage,
– le torchon humide roulé en boule sur le plan de travail, ce qui réduit ses possibilités de séchage à néant,
– l’absence totale de projection s’agissant des repas, des gardes d’enfants, du linge, des vacances.
Le pire, dans ce merdier dont je sais déjà que je ne sortirai que les pieds devant, c’est quand les oppresseurs font équipe. Quand ils conspirent silencieusement pour m’anéantir. Leur arme ? Le rouleau de scotch.
D’un côté, Christine bazar.
Une boutique qui vend des produits bon marché pas vraiment biosourcés. Le rouleau de scotch vient de chez eux, et il est probablement fabriqué par des Ouïgours aux conditions de vie épouvantables.
Christine bazar, c’est le capitalisme sauvage et mondialisé au coin de la rue, caché dans des boîtes en plastique, des seaux en plastique et des plats à four dont le revêtement ne résiste pas à la chaleur. J’adore cet endroit et c’est un vrai problème.
De l’autre, le Grand.
Ce trésor de sensibilité et d’intelligence, ce mètre quatre-vingt-sept de charisme et de gentillesse… qui ne colle jamais l’extrémité du ruban de scotch sur lui-même.
Tu vois ce que je veux dire : quand on imagine se resservir un jour du scotch, on en rebique l’extrémité, de sorte que l’on puisse attraper le ruban avec ses doigts quand le temps est venu. Le Grand ne fait pas ça. En dépit de relances assez musclées.
Le truc, c’est que sa volonté de se réformer – réelle – est spectaculairement volatile. C’est d’ailleurs un défaut qu’il partage avec Jean-Tibia, à qui je pose tous les soirs la question suivante : « Jean-Tibia, ce soir, tu vas te coucher comme un grand et sans faire d’histoire ? ».
Tous les soirs, Jean-Tibia acquiesce de la tête et articule un « oui » solennel et grandiose. Je le félicite, je le borde, je l’embrasse, je sors de la chambre. Et onze secondes plus tard en moyenne, Jean-Tibia m’emboîte le pas. Il ne veut plus se coucher et il a totalement oublié ce qu’on vient de se dire. Le Grand souffre du même mal, sauf qu’il a 36 ans de plus.
Mais revenons à nos rouleaux.
Camarade je t’en prie ne viens pas m’expliquer qu’il existe des dérouleurs de scotch : les rouleaux vendus chez Christine Bazar ne rentrent pas dans le dérouleur, ils ne sont pas homologués. J’en ai cassé un toute à l’heure en essayant alors s’il te plait.
Comme le veut l’usage en cette saison, j’étais à quatre pattes par terre en train d’essayer d’emballer un pyjama Uniqlo et les 91 livres commandés par Jean-Coude (il est particulier).
J’ai pris le scotch dans le tiroir de la cuisine. Il était bien entendu collé à lui-même. Le bout du ruban avait disparu dans le corps du rouleau. Invisible à l’œil, indétectable au doigt, à l’ongle, aux rayons x, à rien.
Au bout de quatre minutes d’effort, de jurons et de sorts jetés sur le Grand et la Chine tout entière, je suis allée chercher un couteau et j’ai pratiqué une entaille enragée dans le rouleau.
J’ai tiré un spaghetti de scotch pendant de longues secondes, spaghetti spaghetti spaghetti, et paf, rupture de spaghetti, disparition de l’extrémité du scotch.
J’ai recommencé deux fois, j’ai perdu un tiers du volume du rouleau. Je n’ai jamais retrouvé le bout. Le rouleau de scotch a gagné, je l’ai balancé.
Je suis allée acheter des sacs dorés à 1,50€ l’unité pour emballer mes cadeaux. Je projette d’aller les récupérer dans les poubelles de l’histoire dans la nuit du 24 au 25 décembre pour les réutiliser au moins une fois, au nom du bon sens, au nom de la résistance.
Je les achetés chez Christine Bazar.
Peut-être que l’ensemble de ma famille va être contaminé au plomb ou à un autre poison mortel contenu dans la ficelle du sac et que ce sera notre dernier Noël ensemble.
En attendant, bonnes fêtes et bisous à toi.