Le café pour enfants

Depuis le temps qu’on m’appelle Emily, je me sens très proche de mon homonyme, celle qui officie sur Netflix. Moi aussi, j’ai un goût vestimentaire irréprochable et des amis (à peu près) bilingues. Dorénavant je ferai tout comme elle, elle sera mon guide et ma boussole. Mission du jour, la découverte du lieu à la pointe dont tout le monde parle. Chez les darons, j’entends.


Sur le papier, ça avait l’air très bien. Un café avec un espace de jeux pour enfants, « comme ça tu déjeunes tranquille et eux ils font leur vie », m’a vendu le type qui m’en a parlé le premier. C’était avant la fabrication du petit-frère de Jean-Coude, à une fête d’anniversaire. Soirée dont j’ai gardé une trace indélébile ; une cicatrice au genou, pour être précise. Je me suis pris les pieds dans le tapis de manière tout à fait littérale : j’ai couru pour prendre une photo de notre copain Pierre en train d’ouvrir ses cadeaux lorsque mon talon a été freiné dans un bourrelet de moquette. J’ai fait un vol plané de dessin animé et j’ai atterri dans une housse de guitare qui trainait là. J’ai pensé que si ça m’était arrivé à 20 ans, j’aurais demandé à mon amie Capucine, qui a assisté à la scène, de m’exflitrer au plus vite et de me procurer des faux-papiers pour recommencer une vie à Cuba.

La photo prise au cours de la chute

Un garçon roux m’a aidée à me relever. Au début il m’a raconté son travail – il était chercheur et doté d’un sens de l’humour un brin caustique, c’était parfait et j’aurais aimé qu’on s’en tienne là. Parce qu’après, je ne sais pas comment ni pourquoi diable, il s’est mis à me parler de ce café pour enfants où il va souvent le dimanche avec sa compagne. Il devait me crier dans l’oreille pour que je l’entende me décrire la salle à l’étage, les jeux d’éveil et le sol en molleton. Je n’en avais rien à foutre. Peut-être que c’était une façon de m’indiquer qu’il était maqué et père d’une petite fille. J’aurais pu le rassurer en évoquant mon propre mec, que je tiens pour ce qui se fait de mieux dans la catégorie hommes, tous poids confondus. Mais j’étais à une boum et je n’avais pas envie de parler de mon statut familial. J’avais envie de rejoindre le karaoké lancé par Serge, qui avait le sens de la fête, lui.

Un an plus tard, dimanche dernier, le soleil tente une percée, et d’un coup je repense à ce café. Portée par un élan chelou, je propose qu’on y aille tous les quatre, Mathias, Jean-Coude, son frère Jean-Tibia et moi-même. Comme une belle famille de parisiens en goguette. On prend le métro, ce qui est un chemin de croix, Yoyo ou pas. En route, j’explique à mon fils aîné ce que signifie « faire la manche », et je traduis à son attention les mots « volare » « cantare » « ohohoho ». Encore un peu de marche, et nous arrivons devant le fameux café.

Je suis effrayée par plusieurs indices. D’abord, il y a de la buée sur les vitres – manque d’aération, surpopulation carcérale. Ensuite, un homme coiffé d’un bonnet péruvien prend sa pause à l’entrée, il fume une roulée. C’est quelqu’un qui a l’habitude de travailler avec des enfants, comme l’indique le bonnet péruvien, et pourtant il a l’air très fatigué. Le bruit filtre à travers la porte fermée. Je ne suis plus très sûre de vouloir entrer.

« – Vas-y, toi, que je dis courageusement à Mathias.
Il regarde à travers la fenêtre.
– On dirait que les gens n’ont pas de chaussures ».
Il prend une inspiration et s’engouffre. Avec Jean-Coude : grave erreur. Quelques minutes plus tard, il revient, sans Jean-Coude, avec les yeux du type qui a vu la guerre.
« – C’est une crèche géante. Va voir.
– Non, je te crois, on s’en va, je dis en faisant faire demi-tour à la poussette.
– Jean-Coude est resté là-haut, c’est foutu. Va voir, je te dis. Donne-moi ton bonnet, il fait 26° là-dedans ».
Dépitée, je retire mes chaussures, j’entre. Je comprends tout de suite le problème. Le rez-de-chaussée est blindé de gens qui sont tous lestés d’un enfant en porte-bébé et d’un ou deux petits individus supplémentaires accrochés à leur pantalon. Le brouhaha est infernal, il n’y a pas une seule place assise. Mon unique objectif est de retrouver mon fils et de nous sortir de là.

Je m’engage dans les escaliers. Là haut, un type avec un ukulélé fait répéter un refrain à une vingtaine d’enfants assis autour de lui. Il y a des coussins partout, on est à mi-chemin entre Problemos et le camp scoot. J’aperçois Jean-Coude autour d’une table de babyfoot, je hurle « Jean-Cooooooude ! ». Puis je me reprends : « Jean-Coude, viens là mon cœur ! On ne peut pas rester, aïe aïe aïe, flûte alors. Les cuisines sont fermées, il n’y a plus de place, Mathias transpire, Jean-Tibia a régurgité, enfin il faut y aller quoi ». J’attrape l’enfant sous les épaules pour le sécuriser, lorsqu’une silhouette surgit devant nous.
« – Vous pouvez nous le laisser si vous voulez, dit la fille dans un sourire.
– Eh non malheureusement…»
Et je ne trouve rien à dire de plus, je descends les marches à reculons en répétant « Aïe aïe aïe ». Nous poussons la porte d’entrée, bouffée d’air froid, résurrection. Je cherche Mathias du regard, il est déjà 30 mètres plus loin avec la poussette.

Une femme est assise à une toute petite table installée devant le café :
« – Je ne connaissais pas cet endroit, c’est sympa hein ?
Elle sourit de toutes ses dents, ils mettent de la drogue dans le quinoa, c’est sûr.
– Très ! »
Je pousse Jean-Coude qui gémit qu’il n’a pas de chaussure.

Moralité, je ne crois pas qu’il faille tenter des activités avec ses enfants le weekend à Paris et qu’on me mette une balle dans la nuque si j’emploie un jour le mot « kids » comme une blogueuse déco. Mon père m’emmenait dans son café d’adultes où tout un chacun clopait comme un cochon, je mangeais un œuf dur au comptoir en grattant des Bancos et c’était super. Dimanche prochain, on va au Chiquito.

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