#Test- Le débat sur le travail

(Initiative personnelle)

Il faut se rendre à l’évidence : ton amie chômeuse n’est pas vraiment un animal nocturne. Je n’aime plus écumer les bars, rester debout, consommer de l’alcool (problèmes de migraines et de trésorerie), hurler pour me faire entendre… Je vais en boîte de temps en temps, mais jamais plus de trois quarts d’heure. C’est le temps qu’il me faut pour cacher manteau et écharpe dans un coin, aller faire n’importe quoi sur la piste (c’est le concept de ‘danse aléatoire’, fais-moi penser à t’en parler ami lecteur), et filer à l’anglaise une fois que j’ai bien transpiré. Je fais ça deux fois par an. La question qui me taraude depuis plusieurs mois, c’est : comment occuper les 363 autres soirées autrement qu’en restant devant la cheminée avec un plaid sur les genoux ?

Ton amie chômeuse aime beaucoup les conversations animées entre amis (celles qu’on ne peut jamais rejoindre en cours de route : tout individu attrapant au vol quelques bribes de phrases repart aussi sec en disant « holaaaa…. » ; ces discussions-là sont les meilleures).

Or, on m’a parlé d’un groupe d’amis, apparemment adeptes de la conversation « holaaaa », qui a décidé d’en faire des débats ouverts au public. Banco, me suis-je dit, voilà enfin l’occasion de récupérer une vie sociale qui ne se restreint pas à mes six meilleurs potes.

Les débats se nomment « Conversations essentielles », et ce soir-là, il s’agissait de répondre à la question « Faut-il aimer son travail pour être heureux ? », un thème qui me tient particulièrement à cœur, tu t’en doutes.

Deux cents personnes étaient réunies dans un hangar tout à fait bobo, avec murs patinés et lampes rétro qui vont bien. Juchés sur leur petite scène, les cinq intervenants essayaient de ne pas prendre un air trop accablé malgré les questions un rien cruchounettes de l’animatrice (« cruchounette », absolument).

Pour faciliter la compréhension du public, les organisateurs ont choisi des personnages stéréotypés à souhait :

– Il y avait la dame sociologue qui a fait Normal Sup et l’Ena, que on sent qu’elle en a dans la caboche. Elle a cité une étude qui dit que les chômeurs placent le travail en n°1 (devant la santé et la famille) dans le palmarès des éléments indispensables au bonheur, pendant que ceux qui travaillent lui accordent moins d’importance. Ce qui signifie que chômeurs et travailleurs ont en commun d’être tous déçus et frustrés ; que la vie est bien faite.

– Il y avait la dame psychiatre qui en a ras-le-bonbon de voir des gens à deux doigts de se foutre en l’air dans son cabinet. On lui doit quelques belles saillies aux accents syndicalistes : « Ah bah oui, ah bah parlons-en du taylorisme ! » ou « n’ayons pas peur des mots, la rentabilité asphyxie l’humain », le tout ponctué de « il faut le dire », et de « au risque d’être provocante ».

– Il y avait la dame PDG d’un grand groupe industriel, cougar en tailleur qui n’a pas hésité à remercier la crise pour lui avoir permis de « tirer sur les tire-au-flanc ». Ton amie chômeuse a immédiatement voulu prendre la défense de tous les tires-au-flanc du monde, mais on ne lui a pas laissé le micro.

– Il y avait aussi l’entrepreneur social qui essaie de changer le travail à son échelle, le mec sympa qui va se faire bouffer par la cougar.

Soyons bon joueur, ça ne doit pas être évident d’organiser un débat qui fasse vraiment avancer le schmilblick. Ce n’est pas vraiment le lieu des révélations et des solutions auxquelles personne n’a jamais pensé. Il me semble que l’intérêt, c’est plutôt de prendre la température sur un sujet.

En l’occurrence, ce qui m’étonne, c’est qu’en 2010, personne ne songe à remettre en cause l’idée selon laquelle le travail serait une valeur. C’est à dire que non seulement il faut travailler pour bouffer, mais en plus, il faut aimer ça. Il faut défendre le travail parce qu’il serait le moyen de se révéler au monde, de « devenir soi-même » et toutes ces conneries qui devraient rester des slogans pour marques de chaussures. Déjà, qu’est-ce que c’est que cette histoire de « sens de la vie » ? Et ensuite, pourquoi diable le travail serait-il le seul moyen de le découvrir ?

Je ne voudrais pas avoir l’air de prêcher pour ma paroisse, je sais bien que « chômeuse professionnelle » n’est pas une posture tenable à long terme. Mais si on continue à penser le travail en tant que valeur, on suppose que ceux qui n’en ont pas sont des êtres vidés de leur substance, condamnés à errer dans le non-sens jusqu’à ce qu’un travail vienne enfin leur offrir une identité.

C’est aussi archaïque que de penser que c’est l’homme qui valide l’existence d’une femme le jour où il l’épouse (big up Schopenhauer). Putain les gars, il commence à y avoir beaucoup, beaucoup de chômeurs, il serait peut-être temps de réactualiser nos grilles en matière d’appréciation des humains.

Je crois bien que je tiens mon nouveau loisir. Reste plus qu’à choper le micro.

Lien utile :
Le site des Conversations essentielles

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19 commentaires

  1. Ouais ! Ouaiiiiiiiiiiiiiiis !
    et la prochaine fois qu’on me demande ce que je « fais dans la vie », je réponds « ben, j’aime bien rigoler et manger du fromage avec du pain »

  2. Je plussoie sur ta conclusion !
    La réalisation de soi par le travail c’est une idée qui est née avec la révolution industrielle.
    Mais ça fonctionne seulement pour une minorité qui n’a pas à se soucier du matériel. Les autres y vont pour faire bouillir la marmite.

  3. « Les apologistes du travail. — Dans la glorification du « travail », dans les infatigables discours sur la « bénédiction du travail », je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et conformes à l’intérêt général : la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail — c’est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir — que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance.
    Car le travail use la force nerveuse dans des proportions
    extraordinaires, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une
    société, où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême. », Aurore, 1881

  4. Putain, Friedrich Nietzsche lui-même commente sur Mon amie chômeuse et Funky précise le contexte historique.
    C’est bon signe quand on a des commentateurs plus intelligents que soi, non ?
    Merci les gars !

  5. Ça me fait penser à un bouquin de Joy Sorman (Boys boys boys), une sorte de manifeste féministe (radical et excessif, comme toujours quand il s’agit de revendication, mais pour une fois, intelligent), qui remarque que les discussions « holaaaa » sont bien plus souvent le fait des hommes et se demande s’il faut justement « devenir homme » (je parle de pas de chirurgie esthétique, ni forcément d’homosexualité, hein) pour pouvoir s’y épanouir ?
    Bon, je l’ai déjà lu mais je serais curieuse d’avoir ton point de vue sur ce livre, qui, repport à mes soupçons, pourrait peut-être t’intéresser. Ca peut en quelques sortes, constituer une requête.

    1. @Coline : banco. Je le note dans mon carnet à requêtes (et oui, je pense que ça m’intéressera, bien ouéj). Ravie de découvrir ton blog au passage !

  6. Ce qui est intelligent, ce n’est pas de hocher la tête. C’est de sortir des sentiers battus et d’en faire profiter les autres. Alors merci à toi !!!

  7. Il y a aussi le livre de « Dominique Méda, Le Travail, une valeur en voie de disparition » (Champs Flammarion), manifeste pour ce que tu dis, circonstancié, et argumentation serrée fondée sur les différentes philosophies du travail depuis les grecs, puis Hegel & Marx, pour envisager une alternative à la valeur-travail.

    1. @pov : justement, la dame « que on sent qu’elle en a dans la caboche », c’était Dominique Méda (je suis étonnée que tu n’aies pas deviné malgré la précision de ma description ). Je l’ai tout de suite aimée. Mais elle n’avait pas envie d’argumenter ce soir-là…

  8. Chaque fois que j’entends JF Copé parler de la valeur travail à la radio, j’ai envie de me flinguer (heureusement ça n’arrive pas souvent).
    J’en suis revenue de ces trucs sur le travail comme facteur d’épanouissement même si c’est important pour moi, je ne me voile pas la face mais enfin une fois que tu rentres chez toi et que tu as bossé toute la journée comme un con, il te reste quoi si tu n’as rien d’autre dans ta vie ?
    Récemment j’ai été assez énervée par le bouquin de Badinter qui justement stigmatise les femmes qui ne bossent pas genre « ouh les feignasses sans ambition ! ». En fait moi c’est pas que je n’ai plus envie de bosser, mais je voudrais que ce soit un tantinet différent que ce que j’ai connu jusqu’à présent. C’est possible ça ?

  9. salut la chômeuse,
    un ptit message du mec « sympa » qui s’est finalement sorti a peu près indemne de la cougar (à 2-3 morsures prêt dont celles sur les tire-au-flanc).
    si tu arrives à convaincre Conversations essentielles de faire un thème sur « Chômeuse professionnelle avec des valeurs, c’est possible? » avec toi en guest stéréotypée;-) mais avec un micro, préviens moi car ca me branche d’approfondire ton intro !
    En tous cas, sympa sinon ton blog, j’adore le choix du papier peint 😉

  10. L’entrepreneur social sympa ?! C’est bien toi ? Une guest-star sur Mon amie chômeuse, j’en suis toute retournée !
    Merci beaucoup pour ce commentaire ! Oui, un jour j’irai clamer mon message haut et fort (mais pour l’instant je fais de la tachycardie quand je dois prendre la parole en public).
    (Oui et bon pardon pour le coup des stéréotypes… je veux bien te donner la référence de mon papier peint pour me faire pardonner).

  11. Dans le même genre, ça me marque à chaque fois quand on voit parfois les noms de personnes décédées lors de tragédies défiler à la télévision de lire des choses comme « Marc – Architecte » et « Nadia – Infirmière ».
    C’est la seule façon dont on peut résumer leur vie ? Ils auraient pas envie qu’on se souviennent d’eux pour ce en quoi ils et elles croyaient plutôt par exemple ?
    Marc – optimiste devant l’éternel
    Nadia – misanthrope sympathique
    Paul – adorateur de chevaux
    James – geek jovial
    Luc – a consacré sa vie à la philatélie
    Non, une personne est définie par ce qu’elle fait, par pas qui elle est ou ce en quoi elle croit à l’heure actuelle.

  12. Je me rends bien compte que tout commentaire sur ta conclusion de cet article-là, amie chômeuse, risquera d’accéder indûment à un rôle de méta-commentaire.
    Néanmoins, en restant et terminant sur la position : « continue[r] à penser le travail en tant que valeur » – position d’ailleurs soulignée par la cit. de (pseudo-) »Nietzsche » et reprise presque unanimement – ne risque-t-on pas de passer sous silence toute une réflexion de très illustres penseurs (principalement entre mi-XIXe et mi-XXe), tels Bertrand Russell et Paul Lafargue parmi d’autres, qui au contraire ont efficacement parlé de la valeur de (et du droit à) la paresse-oisiveté ? En fait, dans l’histoire de la pensée anarchiste, il s’agit là d’un grand classique…
    aujourd’hui repris avec force et actualité par certains (anti-)économistes de la décroissance, comme Serge Latouche.
    Encore relativement récemment (octobre 1997) Bernard Montelh a dirigé un très passionnant numéro de Autrement intitulé « C’est quoi le travail ? – Quelles valeurs transmettre à nos enfants », dont il signait l’introduction portant le titre de « Le travail a-t-il un avenir ? »… Ouvrage très ouvert sur une problématique qui demeure, dieux merci, loin d’être étouffée par la facile et banale vulgate, néolibérale aussi bien que marxiste, du travail-valeur…
    Penseras-tu que j’ai fait l’avocat du diable ? Seras-tu offusquée par ce qui pourrait sembler de la pédanterie ou de la prétention de ma part, alors que nous ne nous connaissons pas du tout encore ? Ce rappel de références très classiques était-il complètement superflu ?
    Si tu le penses, aies l’indulgence qui sied à celle qui s’adresse toujours à moi, premier venu, comme « ton amie »…

    1. Nullement, nullement, cher Apo, tes commentaires sont les bienvenus, surtout quand ils sont érudits et documentés comme ici !

  13. Après, on peu aussi se rappeler que le travail, c’est aussi ce qui a fait la chaise sur laquelle je pose mon cul, le clavier sur lequel je tape et les boulettes de viandes que j’ai mangé ce soir.
    Quelqu’un de gentil, ce n’est pas quelqu’un qui est bourré de bonnes intentions, c’est quelqu’un qui fait des choses gentilles. J’aime assez le petit aphorisme de Cocteau qui dit « Il n’y pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. » J’ai globalement tendance à penser l’homme comme étant essentiellement ce qu’il fait -professionnellement ou pas- mais surtout que c’est ce qui le fait exister pour les autre. Par exemple, son travail.
    Vous ne savez de quelqu’un qu’il est optimiste qu’à travers la perception et la compréhension que vous avez de ses actes, de ses choix, de ses attitudes… C’est une hypothèse très complexe à valider. Architecte, c’est tout de même plus simple.

    1. @fabien : d’accord avec ta dernière remarque, c’est plus simple, et aussi avec le fait que les actions de quelqu’un le définissent davantage que la perception qu’en ont les autres. Mais il me semble que l’action se résume au travail, et c’est bien ça qui me gêne. J’ai assisté à un mariage vendredi dernier, et comme thisisabore, j’ai été vraiment gênée : « Monsieur machin, chef d’entreprise, Madame machin, sans emploi ». Madama machin n’est rien du tout.

  14. totalement d’accord avec toi. A chaque fois que je rencontre de nouvelles personnes, leur première question est toujours : « tu fais quoi comme boulot dans la vie ? » je ne me définis pas par mon travail ! et maintenant que je suis au chômage, je ne suis plus rien ?

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