Épisode 6 : Dérive sectaire

Nous sommes dix, huit adultes et deux enfants de moins de trois ans, confinés dans une maison au milieu des bois. Ton amie chômeuse raconte son expérience communautaire.

Mercredi 8 avril

La Perruche fait irruption dans la maison avec une grande nouvelle : les premières pousses sont apparues dans le potager ! La communauté se lève et se précipite comme un seul homme. Personne ne sait dire à quelle espèce appartient la micro-feuille qui perce la terre, pas même ceux qui en ont semé les graines. Peu importe, la nouvelle est saluée par des exclamations euphoriques.

Quelqu’un propose de célébrer l’événement par une fête païenne en hommage à la Nature. Précisons que la veille, le Lièvre, chef du ciné-club, nous a piégés. Il a proposé que l’on regarde le film Midsommar, le décrivant comme une gentille promenade champêtre avec des fleurs et des robes brodées.

Traumatisés par les images de crânes fracassés qui nous hanteront jusqu’à la fin des temps, nous devons maintenant lutter contre les pulsions morbides de certains membres de la communauté qui veulent en reproduire les scènes. Si nous disparaissons du jour au lendemain, il ne faudra pas chercher plus loin.

Vendredi 10 avril

L’idée d’une procession festive autour de la mare progresse dangereusement. La Perruche a acheté une miche de pain dont elle projette de faire une couronne. Le Lion sait déjà quel tissu blanc déniché dans le hangar elle utilisera pour se faire une robe, le Cygne s’entraîne à natter ses longs cheveux.

Du coup j’ai balancé ce que je savais depuis le début : il n’y a pas de persil dans le potager, c’est du chardon. La Nature se fout de notre gueule, voilà. La Perruche, le Lion et le Cygne échangent une œillade complice ; manifestement, cette révélation ne suffit pas à faire avorter leur projet. J’ai peur.

Lundi 13 avril

Voilà un mois que nous vivons tous les dix. 13 mars – 13 avril. Si nous avions connu à l’avance la durée de notre cohabitation, est-ce que nous aurions osé nous lancer ? Je repense à une discussion des tous premiers jours, quand le Lièvre s’était écrié : « Vous faites comme si on allait rester un mois, il ne faut pas exagérer ! ». Ce soir, agglutinés à 50 centimètres de la box Internet, nous avons écouté Emmanuel Macron nous annoncer le prolongement du confinement. Nous sommes à mi-parcours de notre expérience communautaire.

Mardi 14 avril

La dernière fois que nous avons passé autant de temps avec un groupe d’individus, il s’agissait de nos familles, et nous étions des enfants. Jamais, en tant qu’adultes, nous n’avons eu l’occasion de vivre une expérience pareille, faite de colossales marmites de pâtes, de personnalités qui se découvrent et de routines qui se croisent.

Le Lion ou le Paon se lèvent toujours les premiers, à tour de rôle, dans le sillage de leur fils insomniaque. Il fait encore nuit, le Lion a même confessé qu’elle avait un peu la trouille lorsqu’elle descend les escaliers qui grincent pour préparer le biberon. Le Lièvre la rejoint, ils allument la radio ensemble. La Perruche et le Canard se préparent un petit déjeuner royal, à base de fruits frais et de tisanes au miel ; ils filent le déguster dans leur chambre. Je me lève la dernière, dans le sillage de mon fils hypersomniaque. C’est le Chien que j’aperçois le premier, ou plutôt que je devine derrière son journal, comme à Paris. Sauf qu’à mon « salut » ensommeillé répondent en écho six autres voix que la sienne.

Nous en savons plus les uns sur les autres que nous n’aurions pu l’imaginer. Le Paon et son fils partagent un même goût pour le largage de chaussons dans des endroits insolites. Mes camarades ont l’élégance de faire semblant de ne pas remarquer que je balaye le sol trois fois par jour. « Attention aux petits tas du Cochon », prévient-on simplement lorsque quelqu’un s’aventure à proximité des amas de poussière que je sème un peu partout.

Nous connaissons la marque des t-shirts du Lièvre et savons qu’il faut laver le pyjama de soie de la Perruche avec un programme doux. Nous avons collectivement milité pour l’abandon d’un caleçon doublement troué auquel le Canard était très attaché. Ma conviction que les mâles hétérosexuels négligent leurs culottes s’appuie désormais sur des statistiques plus fiables qu’à l’époque où je n’avais de contact qu’avec les sous-vêtements du Chien.

Sans que nous nous en soyons vraiment aperçus, des rituels se sont installés dans la communauté. Chaque soir, nous applaudissons les larbins pour les remercier de leurs bons services. La salve intervient généralement quand ils sont en train de faire la plonge ; fourbus et hirsutes, ils mobilisent leurs dernières forces pour lever le bras et saluer leur public.

Mais surtout, qui aurait pu dire que chaque repas serait précédé d’une prière ? Ce qui a commencé par une blague en référence à nos frères et sœurs de la communauté Amish est devenu un rendez-vous auquel nous sommes curieusement attachés. Avant de manger, nous posons nos coudes sur la table et nous faisons frétiller nos doigts vers le ciel – je ne peux même pas expliquer d’où sort ce geste, il s’est imposé de lui-même. Quand tout le monde est prêt, nous écoutons le message délivré par le larbin du jour. Il est devenu l’occasion de dire tout ce que nous ne disons jamais, sans doute par crainte de paraître trop sentimentaux. Nous avons évoqué nos grand-mères qui nous manquent, notre amitié, nos espoirs et nos craintes pour l’après-confinement. Nous avons rendu hommage aux vertus de la parole pour dénouer les conflits. Et au printemps, qu’aucun d’entre nous n’avait jamais vu éclater d’aussi près.

Une secte, vous dis-je.

La glycine qui couvrait déjà les murs quand j’étais petite, fidèle au poste.

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